LA TIRADE DE LA CALOMNIE


Par Jean Goldzink


Dès Le Sacristain, état manuscrit le plus ancien de ce qui allait devenir Le Barbier de Séville à travers la version perdue d'un opéra-comique, on trouve des airs chantés, augmentés au fil des additions. Rien là d'anormal à l'époque, comme le rappelle J.-P. de Beaumarchais, qui a exhumé, publié et commenté ces premières ébauches:

On sait, du reste, combien le partage des genres est fluctuant au xvllle siècle, surtout au théâtre : que de fois une même pièce est désignée dans une édition comme « opéra-comique », et appelée, dans une autre, « comédie mêlée d'ariettes »

Mais l'air qui chante dans nos mémoires, grâce à Rossini, n'était pas prévu par Beaumarchais, qui scande pourtant sa célèbre tirade de la calomnie de termes techniques musicaux, jus­tifiés par la profession de Bazile et son éloge de la calomnie comme art. Or ce morceau de virtuosité verbale avec lequel Rossini jouta Si allègrement a souvent paru l'emblème des dons et travers du dramaturge. Auteur trop bruyant, héros trop bavards. A. Gide, comme toujours, résume l'essentiel d'un mot: « Plus d'esprit que d'intelligence profonde. De la paillette », note-t-il dans son Journal, une fois relu Le Barbier de Séville, que Rossini voulut d'abord intituler Almavîva ou La Précaution inutile. Et pourtant, il le relit, et on le joue toujours... Après bien d'autres critiques, il n'est donc pas inintéressant de revenir sur ce passage immortalisé par la musique italienne. Que lui reproche-t-on? D'être précisément une tirade, un morceau de bravoure aux pail­lettes trop brillantes, plaqué sur la scène. On attendait un personnage, on trouve un auteur, qui fait la roue devant les spectateurs, et substitue sa voix, quasiment sa vie (affaire Goèzman), à celle du maigre Bazile. La genèse de la pièce semble le confirmer sans fard, en révélant l'adjonction tardive du célèbre passage, dans la version en cinq actes qu'il dut sacrifier au « Dieu des siffleurs, moucheurs, cracheurs, tousseurs et perturbateurs... ». Mais il ne put se résoudre à tuer cet enfant Si soigné. Tirade étourdissante, en effet, chacun le reconnaît, mais qu'on s'accorde aussi à juger assez lâchement liée au dialogue, et d'une ampleur artificielle. Citons J. Scherer, qui y décèle une tendance générale de l'auteur:

Assez souvent [...J l'auteur paraît pris d'une sorte d'ivresse verbale; amplifiée et orchestrée, la phrase accumulative aboutit presque néces­sairement à la fameuse tirade de Bazile [...]. C'est un chant, et un chant qui chante sa propre accélération [...]. Mais Beaumarchais, en s envolant ainsi, perd le fil de son dialogue [...J puisque, quand Bazile a lancé son morceau de bravoure, Bartholo lui demande : « Mais quel radotage me faites-vous donc là, Bazile? Et quel rapport ce piano-crescendo peut-il avoir à ma situation ? »

Dans sa thèse sur Le Langage dramatique, riche d'exemples tirés de Beaumarchais, P. Larthomas exprime la même opinion:

Dans les deux chefs-d'oeuvre, Beaumarchais cède [...J à ce que nous avons appelé la tentation de l'écriture. [...J La tirade de la calomnie est un « grand air » et Rossini ne s'y est pas trompé qui a tiré parti des indications musicales que lui fournissait le texte. Celui-ci est rendu vraisemblable par la qualité du personnage qui est organiste et maître à chanter, et, adroitement, l'auteur, dans la version définitive, souligne l'invraisemblance stylistique de ce couplet, comme le faisait Molière dans Dom Juan [tirade du tabac, au début de la pièce]. Il reste que cette tirade ralentit le tempo, attire l'attention sur elle, brise l'unité et le mouvement de la scène, et, pour tout dire, semble un peu hors d'oeuvre [...] la tirade, les rares fois où elle apparaît, est trop écrite, et, trop fabriquée, sent l'artifice 3.

On admettra, avec ces deux grands spécialistes du théâtre, que la tirade de la calomnie, très écrite, très ornée, pleine de pointes et de cocardes, pour parler comme Beaumarchais dans l'Essai sur le genre dramatique sérieux, peut sentir l'artifice et sembler surajoutée. On en a vu dans la Présentation les fortes raisons théoriques, ou poétiques, d'ordre historique, qui, tout en parais­sant échapper à la plupart des commentaires, n'interdisent certes pas un jugement esthétique, local ou général. L'artiste a ses raisons, qui ne sont pas toujours celles du spectateur. Mais faut-il pour autant en conclure impérieusement qu'elle brise l'unité et le mouvement de la scène? Une telle objection relève en réalité moins de la critique littéraire que de l'art de la représentation, qui a pour tâche de la résoudre pratiquement, avec l'aide des acteurs, au mieux des intérêts du spectacle. Mais on peut aussi tenter de l'aborder par les moyens propres de l'analyse littéraire, par nature modestes s'agissant du théâtre.


IVRESSE VERBALE ET GAIETÉ

Le dramaturge, bien des commentateurs l'ont noté, attire lui­même l'attention sur le « radotage » saugrenu, inadéquat, de Bazile. Manière habile de se défausser, en l'éclairant violemment, d'une maladresse que, par vanité d'auteur, on n'a pas le courage d'effacer? C'est possible, Si l'on se hasarde à la reconstitution fictive des intentions supposées de l'écrivain. Mais il reste que la réplique de Bartholo, d'un point de vue dramaturgique, provoque un effet comique, qui rappelle étrangement le fameux mot d'Alceste dans Le Misanthrope : « Franchement, il est bon à mettre au cabinet. » Que l'idée de cette réplique soit venue tardivement, plus tardivement encore que la tirade, n'y change rien. Beaumarchais n' a pas écrit la tirade pour produire cet effet, mais il l'a conservée en tirant ce gag supplémentaire, qui implique en retour que l'auteur souligne le caractère trop écrit, littéraire, poétique, de cette comique profession de foi. D'où un autre effet comique, né du contraste délibéré entre le fond du propos et sa forme: Bazile parle de la calomnie en poète, en musicien, en artiste « infatué de son art » (Figaro). C'est d'ailleurs ce trait que soulignera encore Le Mariage de Figaro. L'idée plaisante, typiquement comique, est de présenter la calomnie comme un des beaux-arts, de même que Sganarelle fait dans Dom Juan, bien plus longuement et lourdement, l'apologie du tabac. On ne trahi­rait pas vraiment le texte en le déclamant - et pourquoi pas sur un rappel musical rossinien ? Au risque d'effacer le peu de vraisem­blance que le « grand air » de Bazile laisse à cette scène, dira-t-on? Oui, car vouloir sauvegarder ici ce type de vraisemblance n'a peut-être pas un grand intérêt esthétique. Bazile, s'il est bien joué, hors de tout propos naturaliste, de tout souci de « vraisemblance » plate, peut amuser parce que, savourant en imagina­tion les merveilleux pouvoirs de la médisance (grand thème de la comédie d'Ancien Régime), qu'il pratique moins qu'il ne la chante en chantre inspiré, lui le musicien d'église, il se révèle incapable de fournir la moindre solution sensée au problème pra­tique posé par la présence d' Almaviva! Comment en effet susciter en quelques heures la miraculeuse symphonie publique dont il chante avec extase les mouvements ? Bartholo, qui a les pieds sur terre (et n'aime pas la musique), crève brutalement et comi­quement ces rêveries chimériques. Coup double : on s'amuse d'un éloge burlesque, et de sa déconfiture immédiate. C'est jus­tement parce que l'ivresse verbale (les Lumières la nomment enthousiasme, fanatisme) est hors de propos, pur verbiage exalté, que la profession de foi de Bazile accomplit sa fonction comique (et obliquement anticléricale). Encore une fois, on n'envisage pas ici les intentions (inconnues) de l'auteur et la genèse de son texte, mais ses effets possibles. Or on constate qu'il a su, dans Le Barbier précisément, tirer des effets comiques efficaces d'un décalage de même nature entre l'exaltation qui emporte un personnage et le rappel trivial de la réalité. Il s'agit de la fin de la scène 6 de l'acte I. Soulevé par l'espoir de faire fortune après tant de déboires (« Allons, Figaro, vole à la fortune, mon fils »), Figaro chante la magie de l'intrigue avec autant de ferveur que Bazile la calomnie:

Moi, j'entre ici, où, par la force de mon art, je vais d'un seul coup de baguette endormir la vigilance, éveiller l'amour, égarer la jalousie, fourvoyer l'intrigue et renverser tous les obstacles. Vous, monseigneur, chez moi, l'habit de soldat, le billet de logement, et de l'or dans vos poches.

Mais la fin de la scène et de l'acte, par une double distraction du stratège inspiré, qui lui fait oublier sa guitare et son domicile, casse le nez de ce grand envol (comme pour Sganarelle devant Dom Juan dans d'autres perspectives). Va-t-on chercher des poux dans cette belle fin de l'acte I, en s'avisant de reprocher à Figaro de ne pas parler avec « naturel », de rythmer savamment sa longue phrase qui accumule les infinitifs trisyllabiques? L'amorce très écrite de tirade a évidemment pour but de préparer, par son « artifice » même, par son ornementation rhétorique soulignée, le ren­versement comique qui va sanctionner gaiement le trop bavard et trop assuré « machiniste », dont on exhibe la fonction canonique tout en jouant avec elle. A n'en pas douter, il y a bien ivresse ver­bale, mais au service de la gaieté théâtrale, et l'on sait quelle place tiendra dans Le Mariage de Figaro l'écart entre l'assurance volubile du valet et le cours des choses. De ce décalage naissent le grand monologue et l'intrigue autonome des femmes, Si décisifs pour l'élargissement du sens de la pièce.

On peut donc envisager la tirade de la calomnie sous deux points de vue différents, mais complémentaires. Morceau de bravoure, elle est d'abord discours de l'auteur au public - un auteur toutjuste sorti d'une polémique retentissante qui a failli l'emporter.

Il faut le rappeler, le plaisir de l'allusion (à des personnes et circonstances contemporaines), le plus souvent construite de toute pièce par le public aux aguets, à propos d'un texte qui n'en peut mais, était consubstantiel à la vie théâtrale d'Ancien Régime, et mobilisait la vigilance policière. Mais pas plus qu'on ne saurait ignorer qu'au théâtre toute parole s'adresse aussi et surtout au spectateur, on ne doit méconnaître l'intégration de la tirade dans un mécanisme dra­maturgique qui lui assigne, de gré ou de force, d'autres valeurs que l'auto-allusion ironique ou le narcissisme artistique. Le pouvoir de la calomnie, Beaumarchais a toutes les raisons d'y croire dur comme fer - il a manqué s'y briser, et sa pièce avec lui, à supposer qu'il n'en ait pas usé lui-même. Or le plaisant de l'effet scénique concocté dans Le Barbier, c'est qu'il amuse le spectateur avec l'inefficacité incongrue du remède de Bazile, comiquement souli­gnée par le pragmatisme brutal de Bartholo. Au risque de jeter le pavé de l'ours sur ce court passage, ne verrait-on pas ici à l'oeuvre un des processus qui travaillent et transforment l'idéologie dans un texte théâtral ? On s'aperçoit en effet qu'un très bref segment, apparemment limpide, peut se prêter à des jugements apparemment contradictoires : Beaumarchais ridiculise la calomnie; Beaumar­chais exalte ses pouvoirs, fût-ce en riant. Imaginons qu'au lieu de la calomnie, qui n'intéresse aucun critique faute d'exister dans le monde universitaire ou la société démocratique, Bazile traite d'un « grand » thème philosophique. Tout serait en place pour une longue querelle d'interprétation, où chaque camp disposerait d'armes excellentes. Aussi aiguisées que les arguments pour et contre la portée révolutionnaire du théâtre de Beaumarchais. En fait, dans le cas qui nous occupe, il n'y a pas contradiction (au sens d'une incohérence logique), mais surdétermination de significations, en raison du caractère propre du langage théâtral, censé s'improviser dans l'urgence la plus violente entre des personnes vivantes, en chair et en os devant nous, alors qu'une partie du sens leur échappe toujours et ne s'adresse qu'aux centaines d'yeux et d'oreilles aux aguets dans l'ombre, en quête de plaisir.


LA DRAMATURGIE DE LA CALOMNIE

Il faut maintenant remonter en amont de la tirade. Sommes­nous véritablement contraints, avec la tradition critique à peu près unanime, d'y constater à notre tour un défaut de soudure,
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une défaillance dans la fluidité du mouvement? On ne peut en effet manquer de noter un contraste stylistique frappant, dont les états successifs du texte rendent compte, entre le début et la tirade ajoutée après coup. Rien ne prépare, rien n'amorce l'éclatement du feu d'artifice, comme rien n'en sort qui infléchisse l'action. Comment s'attendre à un tel éclat d'éloquence chez Bazile, qui, pour sa première apparition, commence par s'exprimer avec une rare sobriété, et presque par retenir ses informations explosives? En somme, il n'est guère pressé de parler quand il a quelque chose à dire, et tient harangue hors de propos (II, 8).

Il est difficile de contester ces observations patentes. Mais on ne saurait non plus se contenter de les constater, en croyant les expliquer par la genèse du texte, comme Si brandir les manuscrits faisait preuve. Ils n'ont pas pouvoir de se substituer à l'interpré­tation, qui cherche à savoir Si les apparentes incohérences relè­vent ou pas de la négligence, de la pulsion irrésistible (L' « ivresse verbale », rebaptisée « tentation de l'écriture »), d'un trop-plein d'esprit sans intelligence profonde de l'art (la « paillette » d'André Gide), etc. Le fait est d'abord que Beaumarchais a soigneusement revu son texte, jusque dans le détail, E.-J. Arnould l'a montré dans sa Genèse du Barbier de Séville. Et que cette tirade lui a posé un problème d'intégration, la réplique immédiate de Bartholo en fait foi. Il est également incontestable qu'il fait un usage tout à fait sobre de la tirade comique (guère plus de trois dans les deux comédies de la trilogie). Or il a décidé de garder celle de Bazile. Il revient donc au critique d'examiner sans idée préconçue les effets résultant de cette greffe sur le corps de la scène, en escomptant que la pathologie littéraire puisse avoir son intérêt.

On vient de voir que le discours de Bazile, à la différence de la tirade de Figaro à la fin de la scène 2 de l'acte I, ne couronne pas une montée savante. Sa prolixité semble au contraire contredire carrément les répliques initiales du musicien espion. Avant tout jugement de valeur prématuré, il faut essayer de comprendre en quoi ce morceau inattendu modifie le mouvement de la scène. Que se passe-t-il en Il, 8 ? Bazile apparaît pour la première fois, après avoir été plusieurs fois évoqué dans l'acte I; Bartholo apprend la présence du comte Almaviva, et n'en est que plus décidé à surveiller Rosine et à l'épouser le lendemain; Bazile, écouté par Figaro, annonce qu'il n' aura pas le temps de revenir donner une leçon de musique, ce qui ouvre la voie, dans l'acte III, au stratagème de don Alonzo, et au coup de théâtre du retour imprévu de Bazile (III, 2). Cette scène sert donc essentiellement à lier l'intrigue, comme le confirme sa première mouture, qui la situait à l'acte I: à l'alliance joyeuse du Comte et de Figaro fai­saient face les sombres conciliabules de Bazile et Bartholo. Courte et rapide, elle ne comporte, en dehors de la tirade, qu'un seul élément plaisant, fondé sur l'avarice du docteur: partagé entre son désir de mariage et sa pingrerie, Bartholo se voit contraint de donner à Bazile l'argent que celui-ci est venu lui extorquer.

On constate alors que le dramaturge a tenu à relever le lustre de cette scène à l'origine peu brillante. D'abord en la transférant dans l'acte II, qu'elle vient étoffer, puisqu'elle entraîne la néces­sité de rajouter les scènes 9 et 10; elle fait maintenant une transition assez heureuse entre les scènes de grosse farce (II, 6 et 7) et la scène il, d'un tout autre comique. Ensuite, en lui adjoignant la fameuse tirade immortalisée par Rossini. Une scène obligée d'exposition et de liaison devient une scène à effet, et Bazile, rival mou de Figaro dans sa position d'adjuvant, en prend plus de relief. Et surtout, la tirade réintroduit dans l'acte Il cet air du dehors que Figaro avait fait souffler dans sa grande scène d'ouverture. Or il s'agit là d'un aspect capital de la dramaturgie de Beaumarchais, qui ira croissant dans la trilogie. A travers Figaro, à travers Bazile, clairement lié à l'Église, à travers les attaques de Bartholo contre le siècle de l'Encyclopédie et de l'électricité (I, 3), la place de Séville se profile déjà sur la grande scène du monde. Que les ennemis de la jeunesse, de l'amour, des airs modernes, du drame, de l'inoculation, bref, des Lumières, soient aussi les chantres de la calomnie, quel « philosophe » vol­tairien en disconviendrait à la fin du xvIIIe siècle? On objectera que Bartholo, tenant du passé, refuse aussitôt ce recours. Mais la tirade pose un motif qui traverse toute la pièce. Dès l'acte I, Figaro évoque la cabale; à l'acte III, le faux élève de Bazile conseille la calomnie au tuteur; à l'acte IV enfin, celle-ci détermine la péripétie décisive de la pièce, la seule d'ordre psycholo­gique, lorsque Rosine, se croyant trahie par Lindor, avoue la vérité à son tuteur et se livre à lui. « La calomnie, docteur, la calomnie. Il faut toujours en venir là » (IV, 1): Bazile triomphe, deux actes plus loin. Rossini avait bien lu, en accordant à l'air de la calomnie une telle importance dans sa partition.

Reste que Si ces observations confirment l'enracinement profond, dans la pièce, d'un morceau en apparence surajouté assez gratuitement, elles ne répondent pas tout a fait à la question posée : n'y a-t-il pas un déséquilibre gênant, une rupture du mou­vement « naturel » de la scène? En réalité, entre les premières répliques laconiques et l'explosion verbale, il y a moins contradiction, hiatus, qu'effet de contraste. Il y a moins lieu de le gommer que de l'exploiter. Car il n'est pas Si difficile d'accorder l'effet d'économie verbale et celui d'exaltation. Au début, Bazile prend des airs mystérieux pour mettre en valeur ses informations et en tirer profit. Mais ce « friponneur besogneux, à genoux devant un écu » (I, 6), est aussi, selon le même Figaro, un « infatué de son art », qui s'enflamme quand Bartholo doute de son idée fixe, la calomnie (« BARTHOLO: Singulier moyen de se défaire d'un homme ! », Il, 8). Infatué de l'art musical, Bazile le sera, mais dans Le Mariage de Figaro. Ici, il place sa vanité professionnelle (celle de l'Église?) dans la calomnie ! Or cette vanité comique, de vieille tradition, est partagée dans Le Barbier de Séville par Bartholo, au nom des médecins, autre écho molié­resque (II, 13 et 14), et bien entendu par Figaro, au nom des valets, des barbiers et des auteurs dramatiques. De même que le Comte fait jouer constamment deux valeurs - l'amour et la noblesse - Bazile unit en lui les deux thèmes de l'or et de la calomnie (« BARTHOLO, riant: De la calomnie ! mon cher ami, je vois bien maintenant que vous venez de la part de Bazile... », III, 2). En lui confiant, à sa première apparition, une brillante tirade qui éveille tant d'échos dans la pièce, Beaumarchais transforme le « pauvre hère » des premières versions en un rôle d'une étoffe plus subtile et plus drôle. Philosophe perverti à sa manière, comme Figaro, mais quasiment poétique, tant le cours des événements s'ingénie à le faire trahir dans une sorte de cynisme mi-lucide, mi-ahuri; théoricien emphatique et comme mystique, ou illuminé, de la fourberie, mais jamais au fait des choses, sans prise réelle sur les événements. La structure du personnage se donne donc dès sa première entrée en scène (Il, 8), mais Beaumarchais n'en trouve la véritable expression que lors d'une révision, en 1773-1774, qui rejaillit sur tout le rôle !. En général maltraitée par la critique, qui ne semble pas avoir prêté grande attention à l'effet de la tirade sur le rôle de Bazile, la version F mériterait une étude détaillée. On y verrait par exemple que Beaumarchais ne trouve qu'à cette date le gag du bâillement de L'Eveillé, qui transforme, lui aussi, toute la scène, en unifiant le personnage et sa situation dans une sorte d'oxymore ambulant et vacillant (dans les versions antérieures, L'Éveillé arrive « d'un air imbécile », mais souffre de coliques; Figaro se débarrasse de lui en le purgeant. Il est évidemment plus fin, mais tout aussi farcesque, de réaliser sur lui le programme métaphorique proclamé en I, 6: « FIGARO, vivement: .... je vais d'un seul coup de baguette endormir la vigilance »).

Tirons quelques conclusions, évidemment offertes à la discussion, de cette analyse vétilleuse.

1. La genèse d'un texte ne rend pas compte de son fonctionnement.

2. Comme P. Larthomas l'a fortement marqué (p. 393), on ne peut isoler une tirade de son contexte - contexte de la scène, du rôle, de la pièce. Introduite après coup, la tirade de la calomnie noue des rapports avec la pièce sur tous ces plans.

3. Ce morceau de bravoure se donne pour ce qu'il est. Il semble donc violer des lois dramaturgiques que Beaumarchais connaît et respecte, puisqu'il ne recourt que rarement à la tirade dans ses deux comédies. Mais l'effet tient ici à l'écart, comme le monologue final de Figaro dans Le Mariage, par sa démesure dans la bouche d'un valet, laissera pantois les spectateurs. Et l'on a vu dans la Présentation que l'ornementation appartenait, selon Diderot et Beaumarchais, à l'essence de la « comédie gaie ».

4. Il n'est pas évident qu'on trouve chez Beaumarchais une tentation spontanée du débordement verbal. Le bourgeonnement du Barbier se produit tardivement, et s'écarte en définitive assez peu du texte initial. Contrairement à ce qu'on affirme parfois, cette version de 1773-1774 contient d'excellentes idées, que Beaumarchais a soigneusement conservées. Il serait donc peut-être bon de tempérer l'idée que l'heureuse expression de J. Scherer - « l'ivresse verbale » - caractériserait une tendance profonde, quasi innée, du style de Beaumarchais. On aperçoit certes un plaisir à jouer avec les mots, leurs sens et leurs sons. Mais est-il un tempérament vraiment comique sans ce don ? Tout, chez lui, n'est certes pas immédiatement d'un goût achevé la réaction du public et des acteurs a pu l'aider ou le contraindre à polir et aérer. Et alors? Doit-on croire que Molière a tout composé d'un seul jet? Ce qui frappe au contraire dans Le Barbier de Séville, c'est le soin méticuleux du détail, chez un homme assailli par tant de tâches et sollicité par tant de plaisirs. Il hésite, au fil des variantes, entre un point, un point d'interrogation, un point d'exclamation, des points de suspension. On constate en fait, tout au long du Barbier, la sûreté et l'économie des moyens - à condition bien entendu de les rapporter aux fins et effets esthétiques, pas à une idée préconçue et passablement scolaire de la « bonne » comédie. Notre tirade, pour reprendre cet exemple extrême et apparem­ment Si peu favorable, enrichit nettement le rôle de Bazile, installe un des thèmes de l'oeuvre, induit un effet comique, contribue à donner, à ce sujet si rebattu, sa résonance moderne, sa capacité d'ouverture critique et satirique sur le monde, Si brillamment inaugurée par Figaro, et Si caractéristique, au xvIIIe siècle, de la trilogie de Beaumarchais. Bien entendu, seule la fable du Mariage de Figaro, avec ses ambitions inédites, sera en état d'accorder le brio spirituel de la gaieté et la profondeur que Gide s'agaçait de ne pas rencontrer dans Le Barbier de Séville. Nul hasard Si Mozart s'attache au Mariage, et Rossini au Barbier. Mais combien le commentaire musical de la tirade de la calomnie par le compositeur italien l'emporte sur ceux des critiques littéraires ! Peut-être ne revient-il qu'au talent de juger du talent.

Jean Goldzink.