PARADES,
DRAMES ET COMÉDIES
Par Jean Goldzink
Beaumarchais
s'exerce d'abord, autour de 1760, à l'écriture dramatique
par des « parades » à l'usage de scènes privées,
« théâtres de société » où
jouaient des amateurs, parfois renforcés, à l'occasion,
par un comédien de métier. Les parades sont en principe
de petites pièces polissonnes au comique appuyé, qui font
mine, pour le plaisir de la bonne société, d'imiter la langue
du peuple - une langue en réalité largement fantaisiste,
surchargée de liaisons approximatives et de fautes diverses. En
fait, ces courtes comédies initiales de Beaumarchais, sans prétention
littéraire (Les Bottes de sept lieues, Zizabelle mannequin, Jean-Bête
à lafoire, etc.), diffèrent sensiblement entre elles et
n'aident guère à éclairer Le Barbier ou Le Mariage.
Car est-il besoin de ce secours pour conclure gravement à la vitalité
chez Beaumarchais d'une veine comique et d'un goût pour la sensualité
? On se contentera d'imaginer que, s'essayant avec Le Barbier à
la comédie littéraire, il conserve sans doute la nostalgie
d'un rire franc et énergique, dont la critique des Lumières
ne cessait de déplorer la disparition après Molière,
tout en s'offusquant aussitôt des moindres résurgences de
la « farce », volontiers appréhendée comme populaire
et vulgaire.
Beaumarchais se pose en véritable auteur dramatique, c'est-à-dire visant, sur la scène illustre de la Comédie-Française, des spectateurs payants à travers des comédiens professionnels, qu'en 1767, avec un « drame bourgeois », Eugénie. En s'affichant ainsi comme un disciple de Diderot (Essai sur le genre dramatique sérieux, en guise de préface programma- tique à Eugénie), il se rattache aux novateurs, aux réformateurs du théâtre résolus à sortir des ornières tracées par la tragédie et la comédie classiques, qu'il estime lui aussi épuisées, sans impact réel sur le public contemporain. Tout à fait fidèle à la conception diderotienne, qu'il résume brillamment, il dénonce l'anachronisme des sujets traditionnels de la tragédie, la pompe du vers classique, l'artifice d'un genre sans rapport avec les préoccupations modernes, et donc sans efficacité morale. Essentiellement tourné vers une critique percutante du genre tragique français, l'Essai sur le genre dramatique sérieux (autre nom du « drame bourgeois ») n'en délivre pas moins une théorie du comique qui, dans la trace de Diderot, le déclare moins apte que les larmes à remuer le spectateur, et par conséquent à régénérer ses penchants moraux, à réveiller, pour parler comme les Lumières, sa « vertu » en touchant la sensibilité, le « coeur ». Selon Beaumarchais, en effet, qui reprend ici des idées déjà exprimées par Voltaire et d'autres, le rire suscité par les vices et les ridicules sociaux glace la sensibilité, empêche de faire retour sur soi, et donc de s'améliorer. Le vice ne doit pas s'attaquer par le comique, mais par l'émotion, « l'utile et douce émotion » qui rend insupportable, nous confie l'ex-auteur de parades, d'assister apres un drame à ces petites pièces comiques en un acte qui complétaient presque toujours les spectacles. Confronté au comique grinçant de la « comédie plaisante » (traditionnelle), confesse-t-il, « mon coeur se referme par degrés ». Mieux vaut s'enfuir du théâtre à la fin du drame, pour jouir de soi et des émois d'une âme sensible touchée par la représentation de personnages qui lui ressemblent et parlent la douce langue du coeur. On aurait tort de trouver ces idées étranges. Elles expriment une aspiration générale des Lumières, à travers d'abord la comédie dite par dérision « larmoyante » des années 1730 (Destouches, La Chaussée), puis le drame bourgeois qui, sous l'impulsion de Diderot à partir de 1757-1758, entend régénérer le pathétique et le comique.
Comme Diderot, en effet, Beaumarchais est convaincu en 1767 que le drame sérieux est mieux à même que la comédie ancienne d'engendrer un comique à la fois plus fort et plus moral, autrement dit nouveau. S'il n'y parvient pas encore, argue-t-il, ce n'est pas la faute du genre, mais des auteurs. Les tenants de la tradition se défendaient de la même façon: la formule moliéresque, bonne en soi, manquait seulement de talents aptes à la prolonger; nul besoin, disaient-ils, de remplacer les caractères (l'avare, le misanthrope, etc.) par les conditions (le père, le financier, etc.), comme le prônait Diderot. Il est préférable d'éviter un lourd contresens :« drame sérieux » ne signifie pas ipso facto pièce pathétique, pièce sans comique. La notion de genre sérieux (ou drame bourgeois) désigne un large espace intermédiaire dégagé par Diderot entre la tragédie et la comédie traditionnelles, genres purs, extrêmes, repoussés dès lors aux frontières du champ théâtral. Entre ces deux limites, chaque pièce « séneuse » peut occuper un barreau différent de l'échelle dramatique, plus ou moins comique, plus ou moins pathétique, à condition, selon Diderot (Beaumarchais n'évoque pas le problème dans la préface d'Eugénie), de respecter une règle essentielle, l'unité de ton. À condition, donc, de ne pas juxtaposer brutalement, comme Shakespeare cité par Diderot, ou comme la tragi-comédie baroque du xvIIe, le pur tragique et le pur comique, la tragédie et la farce. C'est ainsi que Le Fils naturel (1757) de Diderot est selon lui volontairement moins comique que son Père de famille (1758), et Les Deux Amis de Beaumarchais (1770) moins ouvert aux effluves de la comédie sérieuse que son premier drame, Eugénie (1767).
En écrivant Le Barbier de Séville, Beaumarchais sait par conséquent qu'il change de genre, qu'il quitte délibérément le champ théorique et pratique ouvert par Diderot - le genre sérieux ou drame bourgeois où il vient de faire lui-même ses premières armes publiques. Mais s'il passe à la comédie d'ancienne formule, c'est en n'oubliant pas, par là fidèle à Diderot, qu'il s'agit d'un genre extrême, purifié, dont l'objet est avant tout de produire de la gaieté, sans lésiner sur les moyens et sans trop se préoccuper de la portée morale, selon eux essentiellement réservée au drame. Ce changement de genre implique un changement de dramaturgie, et d'abord une spectaculaire métamorphose du style. Tout lecteur qui se donne la peine d'enchaîner la lecture des deux premiers drames et des deux célèbres comédies ne peut manquer de se frotter les yeux : est-ce bien le même auteur? Répondre qu'avant Le Barbier Beaumarchais n' a pas encore trouvé son style, et qu'après, avec La Mère coupable, il l'a perdu (par la faute de l'âge, qu'invoque la préface ?), revient à faire la part trop belle à l'aveuglement. Il n'est pas interdit d'imaginer une autre hypothèse, d'ordre poétique, qui a au moins l'avantage de nous être fournie par Diderot et Beaumarchais.
Il faut en effet accorder attention à ces propos de Beaumarchais dans l'Essai sur le genre dramatique sérieux, exactement conformes à la théorie diderotienne de 1757- 1758 : « Le genre sérieux n'admet donc qu'un style simple, sans fleurs ni guirlandes; [...]comme il est aussi vrai que la nature, les sentences et les plumes du tragique, les pointes et les cocardes du comique lui sont absolument interdites; jamais de maximes, à moins qu'elles n'y soient mises en action. Ses personnages doivent toujours y paraître sous un tel aspect qu'ils aient à peine besoin de parler pour intéresser [c'est-à-dire pour toucher, remuer le coeur du spectateur. On reconnaît ici la fameuse théorie diderotienne de la pantomime]. » Cette théorie des styles dramatiques est la conséquence obligée de la recomposition du champ théâtral évoquée plus haut. La comédie et la tragédie classiques sont refoulées aux frontières, parce qu'il s'agit, selon les théoriciens du drame bourgeois, de genres artificieux, théâtralisés, qui provoquent chez le spectateur un plaisir plus abstrait, plus distant, plus intellectualisé que le drame, genre théâtral le plus proche de la réalité. Étant artificieux, ils supportent, et même appellent une surcharge stylistique (le vers, les ornements rhétoriques, les traits d'esprit), qu'on a Si souvent reprochée à Beaumarchais, et dont l'emblème extrême serait la fameuse tirade de la calomnie débitée par Bazile dans Le Barbier de Séville, Il, 8. Dans cette perspective, Le Barbier de Séville est bien une « comédie gaie » (expression commune à Diderot et Beaumarchais : une comédie pure, extérieure au genre sérieux), une comédie gaie devenue consciente d'elle-même, de sa nature générique, de ses attributs spécifiques, interdits au comique nouveau du drame. En somme : puisqu'on quitte le drame au profit de la comédie traditionnelle, autant jouer à fond la carte du comique pur, avec ses pointes et cocardes, ses figures obligées. Beaumarchais aura ainsi pratiqué, durant sa carrière, au moins quatre styles dramatiques : celui des parades ; celui des drames sérieux; celui des deux comédies gaies; celui, versifié, du livret d'opéra - Tarare. Cette loi esthétique de la comédie gaie, de la comédie traditionnelle, s'énonce ironiquement, par la bouche de Figaro, dès l'ouverture du Barbier: « Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l'air d'une pensée. [...]Il me faut une opposition, une antithèse » (I, 2). L'auteur raté reconverti en barbier parle ici pour l'auteur heureux, reconverti à la gaieté des comédies pures héritées de la tradition théâtrale, mais repensées dans le cadre théorique tracé par Diderot.
La preuve décisive et quasi expérimentale qu'il s'agit bien d'écritures génériques découlant d'une poétique théâtrale réorganisée autour du drame sérieux nous est fournie au terme du parcours par La Mère coupable. Opérant un retour au genre sérieux, qui devait se prolonger avec La Vengeance de Bégearss ou le Mariage de Léon jamais écrite, Beaumarchais revient du même coup, comme mécaniquement (mais à ses yeux légitimement, et même nécessairement), aux critères stylistiques de l'écriture sérieuse et honnête : simplicité, dépouillement, effacement de l'ornement au profit de l'émotion, quand la « comédie plaisante », en raison même de son artifice intrinsèque, appelle tous les feux de l'esprit, toutes les ressources de la virtuosité. C'est pourquoi Diderot, ferme partisan de la prose dans le drame, n'excluait pas d'augmenter la « chaleur » de la comédie gaie par l'emploi du vers.
On peut donc énoncer le paradoxe assez déconcertant du Barbier de Séville. C'est parce qu'il revient de propos délibéré au genre de la « comédie gaie », et pense celle-ci dans le cadre de la théorie diderotienne du théâtre (où elle occupe une des bordures du nouveau champ dramatique), que Beau- marchais invente, en deux comédies, le style qui fait sa gloire Décidément, les chemins de la création sont imprévus, mais somme toute logiques. Et l'on constate que le récit canonique, et néanmoins plaisant, des aléas du Barbier, ou l'exhumation curieuse de telle ou telle source, passent ici largement à côté de l'essentiel, qui touche à la poétique du genre sérieux, telle qu'on peut la lire à livre ouvert sans passer par les archives. Il ne suffit pas, par exemple, de signaler le caractère évidemment conventionnel de l'intrigue du Barbier de Séville (La Précaution inutile affichée en second titre et rappelée à plaisir au cours de la pièce). Il importe aussi et d'abord de remarquer que la convention appartient selon Diderot et Beaumarchais à l'essence même de la comédie traditionnelle, ou « comédie gaie », ou « comédie plaisante ».
D'où la réapparition d'un de ses emblèmes, apparemment le plus usé, que Diderot entendait exclure ou marginaliser dans le drame: le domestique toujours joyeux, toujours intarissable, toujours fertile en bons mots, stratagèmes et coups tordus. Voué à la gaieté cynique et obligée dont le genre sérieux voulait à toute force se débarrasser pour retrouver le chemin de la nature et de la vérité, condition de son impact moral. Nul hasard Si les deux comédies de Beaurnarchais inscrivent le valet dans leurs titres, tandis que La Mère coupable l'en exclut. Cette économie des titres ne prend sens qu'en rapport avec la nouvelle poétique théâtrale, où le domestique est devenu le symbole de la comédie gaie traditionnelle, celle qui « excite notre mépris et nos ris » aux dépens des personnages (Diderot, De la poésie dramatique, 1758), tandis que Diderot propose au genre sérieux d'exposer les embarras, plus ou moins comiques ou douloureux, du devoir et de la vertu. Embarras qu'il faudrait moins lier dorénavant aux « caractères » (types psychologiques éternels) qu'aux « conditions » (fonctions sociales historiquement mouvantes). Selon Diderot, la petite liste des caractères intemporels est à peu près épuisée, alors que les conditions offrent au dramaturge un champ inépuisable, car renouvelé par le mouvement incessant des moeurs. La figure traditionnelle du domestique de comédie s'oppose à ce que visent les tenants du drame : nouer entre la scène et la salle un rapport de sympathie et d'estime interdit par la tragédie, trop distante, et par la comédie gaie, trop cynique, trop grinçante. Autrement dit, la comédie dite sérieuse (appartenant au genre sérieux) est à la recherche d'un comique qui n'enferme pas le spectateur dans la raillerie, apanage canonique du domestique en livrée ou en robe allègrement décolletée.
Jean Goldzink.