L'ARISTOCRATE
ET LE ROTURIER
Par Jean Goldzink
L'effort
consiste d'abord à tenter de revitaliser le couple apparemment
épuisé du maître et du valet. J'avancerais volontiers
l'hypothèse que, tout en sortant délibérément
de la poétique du genre sérieux héritée de
Diderot, Beaumarchais n'oublie pas l'expérience théorique
et pratique acquise dans l'écriture de ses drames, notamment la
réflexion centrale sur les « conditions ». Car ce qui
frappe d'abord dans son travail sur Figaro et Almaviva, c'est bien la
volonté, dès Le Barbier, de durcir l'inscription sociale
de ces deux fonctions comiques archi-canoniques. Almaviva ne sera pas
seulement un maître, mais un aristocrate de haute volée.
La trilogie, après l'avoir campé en grand seigneur sur ses
terres et en son château dans Le Mariage de Figaro, le conduira
jusqu'au poste prestigieux de vice-roi du Mexique pour le compte du roi
d'Espagne, comme on l'apprend dans La Mère coupable, pièce
dans laquelle, installé vingt ans plus tard à Paris sous
la Révolution française, il renonce, bien qu'étranger,
aux titres et privilèges aristocratiques abolis en août 1789,
sans cependant approuver l'activisme révolutionnaire de son vrai-faux
fils, Léon (fruit du viol de la Comtesse par Chérubin).
Tout au long de la trilogie, Beaumarchais n'a donc jamais perdu de vue
la condition de ce personnage, ni oublié de la mettre en scène
avec une grande énergie.
Transformation évidemment décisive par rapport au Sacristain. Elle joue sur deux plans au moins: dans sa relation à Figaro, dès la scène 2 de l'acte I; dans la naissance de son désir amoureux pour Rosine, expressément lié à la lassitude de ses liaisons madrilènes, aussi ordinaires qu'obligées (« Je suis las des conquêtes que l'intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est Si doux d'être aimé pour soi-même », I, 1). Etre aimé pour soi-même est naturellement le rêve à la fois sympathique et comique des riches et des puissants, qui ne voient pas pourquoi ce privilège n'appartiendrait qu'aux pauvres. Le Comte voudrait donc passer du libertinage, théâtre des fausses conquêtes qui laissent le coeur vide, à l'amour. Cet amour, il le rencontre avec Rosine, au point de l'épouser contre toute vraisemblance sociale, mais le libertinage initial, ancré comme on vient de le voir dans la « condition » aristocratique, va rester un trait fondamental du personnage dans les deux pièces suivantes. En passant du Sacristain au Barbier, et jusqu'aux deux autres pièces de la trilogie, l'amant ne se contente pas d'anoblir son nom. Il change de nature, parce qu'il change de condition, et que ce changement a un sens pour un disciple de Diderot, même quand il quitte le genre sérieux. Je ne suis évidemment pas en passe de prétendre que l'Almaviva du Mariage et de La Mère coupable est déjà là, tout formé, dans le soupirant déguisé battant semelle au petit matin sur une place de Séville. Mais peut-on nier sérieusement que ses métamorphoses successives obéissent à une logique, et que celle-ci a un rapport avec la question de la condition, centrale dans la problématique diderotienne dont Beaumarchais se réclame - sans s'y asservir ? (une telle obéissance serait au demeurant contraire à l'esprit et à la lettre du propos de Diderot, respectueux des droits imprescriptibles du génie sur toute règle). Bien entendu, on ne réduira pas absurdement la « condition » à l'origine sociale, au statut de grand seigneur déjà mis en scène dans Le Barbier. En devenant mari volage et jaloux dans Le Mariage, puis père et époux trompé-trompeur dans La Mère coupable, le Comte relève toujours de la problématique des « conditions » telles que Diderot les avait précisément définies dès 1757 dans les Entretiens sur le Fils naturel. En fait, le comte Almaviva, sans cesser d'appartenir à la (grande) noblesse et aux traits censés la caractériser, suit aussi une courbe « naturelle », qui le confronte aux embarras plus ou moins plaisants de ces trois états en principe successifs mais non incompatibles, et qui sont autant de « conditions » au sens diderotien, c'est-à-dire de relations: amant, époux, père. Série de relations que Beaumarchais définit comme le « roman de la famille Almaviva », entendons par là non pas le genre romanesque, mais l'histoire fictive d'une famille et des liens qui s'y nouent, racontée en trois pièces et deux genres dramatiques.
Si Almaviva est d'emblée (I, 1) et constamment défini par le rapport aux femmes (désir, mariage, adultère, paternité légale et illégitime, transmission du patrimoine), Figaro, dans Le Barbier, est exclu de toute intrigue sentimentale qui viendrait, selon un schéma classique de comédie, doubler celle des maîtres. Pour construire l'action du Mariage, il faudra donc oublier qu'on l'avait doté d'une épouse et d'une fille. Incohérence gênante dans un roman, mais de peu de poids au théâtre, où il n'est guère question de jouer la « trilogie » d'affilée, ni même de monter ensemble les deux comédies. Il eût suffi de quelques coupures ou corrections pour la réparer après coup sans dommage. Le fait est que Beaumarchais n'en a pas éprouvé le besoin, preuve s'il en fallait que le théâtre, même quand il pratique le retour des personnages, n'obéit pas à la logique romanesque d'une lecture continue. Le refus d'une intrigue amoureuse parallèle, qui eût permis d'atteindre aisément les cinq actes, rejoint sans doute (ou découle de) la décision de priver Rosine de toute suivante, sur le modèle d'Agnès dans L'École des femmes de Molière. C'est dans Le Mariage de Figaro qu'apparaîtra en chair et en os, pour les besoins propres de l'action, la figure de Marceline, l'ancienne duègne de Rosine, autrefois séduite et engrossée par Bartholo (voir la préface du Barbier de Séville). Ces deux personnages disparaissent dans La Mère coupable, censée se dérouler vingt ans après Le Mariage de Figaro.
Ex-valet et ex-héros picaresque devenu barbier de province et père de famille par renonciation gaie à l'ambition (I, 2), Figaro se met aussitôt au service de son ancien maître, un peu par reconnaissance, beaucoup par intérêt. Ces motivations contrastées sont évidemment des traits génériques du valet de la comédie classique. Diversement dosées selon les pièces et les auteurs, elles autorisent d'allier le goût de l'or et le sentiment, le dévouement et l'insolence. Sans oublier, hors de toute visée morale, le goût du jeu et des machinations, propre aux domestiques de théâtre en général, et à Figaro en particulier (« De l'intrigue et de l'argent; te voilà dans ta sphère », dira Suzanne à Figaro dès l'ouverture du Mariage, I, 1: sphère du personnage, et sphère du type). Cette figure obligée du valet, dont la convention dégoûtait Diderot, Beaumarchais, bien loin de la marginaliser ou de la pathétiser à la façon des drames bourgeois, va s'efforcer d'en tirer le maximum d'effets, par une sorte de poétique de la surenchère dont on a vu précédemment les raisons théoriques. Comment procède- t-il ? L'essentiel du travail est accompli dans la très brillante scène 2 de l'acte I, sous couvert d'exposition.
Le maître privé de domestique et l'ancien valet devenu son propre maître se retrouvent, apparemment par hasard, en réalité sous la contrainte d'une sorte de fatalité comique, celle de la « comédie gaie », qui va les lier à jamais par la grâce de Beaumarchais, Mozart et Rossini. Sous les questions sarcastiques du Comte, à la fois amusées et hautaines, Figaro va délivrer (c'est une des fonctions du valet et l'un des plaisirs espérés du spectateur) un grand discours sur le monde, joyeusement cynique. Discours d'en bas, roturier, picaresque, qui contraste avec l'assurance tranquille du grand seigneur qui l'écoute et le commente avec désinvolture, tout en gardant l'oeil sur la maison de Rosine, son seul souci. Victime selon lui de l'irrationalité de la société, du favoritisme et des privilèges, de la concurrence acharnée des protagonistes sociaux, à qui l'ex-domestique, passé par les haras, les bureaux et la littérature, s'en plaint-il avec un ressentiment à la fois vif et réjouissant? À l'un des bénéficiaires les plus comblés du monde tel qu'il va, au comte Almaviva, choyé par la vie, jeune, riche, oisif, par le seul mérite de sa naissance ! Ce contraste social, exhibé en pleine lumière dans Le Mariage de Figaro, reste certes ici implicite. Mais faut-il pour autant refuser de voir que le dramaturge, revenant d'un geste décidé à la comédie traditionnelle, à ses figures et à ses registres, choisit le parti le plus énergique: tirer le maître amoureux vers la haute aristocratie, faire du valet un peu plus qu'un valet - un héros picaresque confronté à toutes les tribulations de l'existence, à tous les rôles qui s'échangent en désordre dans « la république des loups » (I, 2)? Sans cette grande scène inaugurale et la réflexion qu'elle suppose pour s'écrire, on comprendrait difficilement comment Beaumarchais a pu passer du Barbier de Séville au Mariage de Figaro. Mais la fable du Barbier ne lui permet guère d'en tirer d'autres bénéfices, dans la pièce, que cette superbe ouverture, qui offre à sa comédie un personnage de valet presque trop brillant pour la tâche qui l'attend et ses enjeux. Marivaux avait déjà rencontré une situation analogue dans La Fausse Suivante (1724), en ouvrant sa pièce sur un étourdissant récit autobiographique de Trivelin qui pourrait bien être une des « sources » de Figaro, s'il faut en trouver. Mais Trivelin confiait ses déboires de maître en débine à un domestique, Frontin, et dans une tonalité plus amère, en tout cas moins spirituelle, par là mieux accordée à la noirceur de la pièce.
Maître et valet, dans Le Barbier de Séville, sont donc pensés l'un par rapport a l'autre, à la fois tout à fait conformes à une vieille tradition théâtrale qu'on ne cherche nullement à dissimuler, et rafraîchis par un pinceau qui voudrait leur rendre couleur et vivacité. Il convient cependant, quand on réfléchit sur un couple aussi important dans l'histoire du théâtre comique et musical, de prendre garde à une donnée de l'action du Barbier de Séville qui risque d'échapper à l'attention, tant elle semble aller de soi. Ni véritable ami ni simple domestique, Figaro accepte aussitôt de porter secours à son ancien maître, embarrassé dans ses affaires amoureuses. Rien là que de très normal, c'est l'obligée fonction machinante du valet, au service, depuis l'Antiquité, des jeunes amants (au grand dam des moralistes sévères et des pères de famille craintifs). Mais on constate, dès la scène 4 de l'acte I, que Figaro refuse pourtant d'intervenir en se déguisant, comme le conseille le Comte, bon connaisseur de la tradition théâtrale: au maître de payer, au valet de retrousser ses manches de magicien. Figaro se dérobe, sous le prétexte douteux que Bartholo le reconnaîtrait à coup sûr! Souci de vraisemblance louable, mais auquel quasiment nulle pièce ne résisterait (Diderot en fait d'ailleurs la remarque dans les Entretiens sur le Fils naturel). Il est admis au théâtre qu'un déguisement déguise, qu'un aparté ne s'entend pas quand il doit demeurer secret, qu'un monologue intérieur s'exprime à voix haute, qu'on parle en vers, etc. C'est qu'il s'agit de souligner par là - Beaumarchais s'en félicite dans la préface - l'exceptionnelle clairvoyance de Bartholo, autrement dit, en termes techniques repris de Jacques Scherer, de durcir l'obstacle, de renforcer la difficulté qui s'oppose aux entreprises de l'amant et du valet, source de nombreux rebondissements comiques. On y reviendra plus bas en traitant du barbon. La conséquence de ce choix structurel essentiel est d'attirer un grand seigneur dans l'orbite de la farce, d'obliger le Comte à se faire peuple - soldat ivre et écolier musicien (actes Il et III). Même s'il prétend repousser « l'ivresse du peuple » que lui conseille Figaro (1,4), au profit d'une ébriété plus élégante, le grand seigneur est bel et bien conduit, comme Figaro dans sa vie antérieure contée en I, 2, à endosser des rôles divers, à se battre pour son bonheur, à risquer lui aussi chutes et déconvenues. Qu'est-ce à dire? Que la fonction-valet, qui fait un retour Si fort dans Le Barbier de Séville comme marque obligée et symbolique de « l'ancienne et franche gaieté » regrettée par l'auteur, est de fait partagée, dans les actes Il et III, entre l'ex-domestique et le maître dont on a justement renforcé la nature aristocratique. Le paradoxe est même poussé plus loin encore, puisque les activités les plus farcesques, les plus spectaculaires, incombent au riche aristocrate en congé de cour, et non plus au domestique, qui se contente de les inspirer et de les soutenir. Je ne prétends évidemment pas déceler sous ces travestissements burlesques et cette construction dramatique de sombres desseins subversifs à l'endroit de l'aristocratie française ! Mais quand, comme Beaumarchais, on donne tant d'éclat à l'opposition des rangs, et qu'on écrit dans la foulée Le Mariage de Figaro et son célèbre monologue, il n'est pas interdit aux lecteurs et spectateurs d'en tenir compte. Non pas pour charger la pièce de surinterprétations pesantes qu'elle supporterait mal, mais pour goûter, dans l'oeuvre telle qu'elle est, les traces qui mènent sans le savoir encore au Mariage. Car, quoi qu'on fasse et qu'on dise, il ne nous sera jamais accordé de voir Le Barbier de Séville comme en 1775, en spectateurs ignorants de la suite - La Folle Journée, un des triomphes du siècle, et les journées révolutionnaires, Si néfastes au père de Figaro, tout juste installé dans sa somptueuse demeure parisienne, à portée de main de la Bastille.
Jean Goldzink.